jeudi 4 mars 2010

Crimes exemplaires- Culinaire. (Sandrine)

Si je n’ai pas mes huit heures à table je suis un homme perdu, un peu comme un blanc d’œuf sans jaune, et j’avais dû engloutir le repas en sept minutes. Il était deux heures, l’heure où le dîner aurait dû s’achever dans la bonne humeur, et ils étaient repus, ils étaient vautrés dans les fauteuils, béats, babas ramollis de mauvais rhum antique. Et Dieu sait que je n’avais pu faire autrement que de les inviter à dîner : potage de fenouil, coquilles St-Jacques au safran, cuisseau de sanglier rôti, airelles en coulis, plateau de fromage ET ronde de desserts. Ils jacassaient comme des pies, ils caquetaient comme des chapons avant l’Avent, à n’en plus finir, et se relançaient l’un à l’autre la conversation, ils l’emmêlaient de bredouillis, leur ignorance flottant à la surface de leur bavardage comme autant d’yeux graisseux surnageant dans un bouillon, et parlaient à tort et à travers de choses inutiles, vulgaires pommes vapeur d’une sottise sans condiment. Et je devais porter verres de cognac, Napoléon, XO hors d’âge, et autres tasses de café, Kopi Luwak de Sulawesi, ils les buvaient sans y prêter la moindre attention, et en y ajoutant du sucre, les mufles ! Soudain il lui vint à l’idée, à elle, que nous pourrions reprendre leur pari stupide du « qui qui bouffe le plus vite ? », un peu plus tard, avec une soupe à l’ail. (Ma cuisinière est très réputée). Je n’en pouvais plus : comment oser réclamer une soupe à l’ail après la charlotte aux fruits ? Je les avais invités à dîner parce que je ne pouvais faire autrement, parce que je suis bien élevé et que je crois en la vertu pacificatrice des agapes partagées. Mon menu s’avérait décidément être perle à des porcelets. Ils étaient arrivés plus ou moins à neuf heures et demie, sans prendre le temps d’un apéro, ils m’avaient fait dépenser la moitié de mon salaire chez le traiteur, avaient dévoré les mets les yeux rivés au chronomètre, vidé ma cave en un clin d’œil, il était deux heures du matin et ils ne semblaient pas vouloir s’en aller. Je ne pouvais chasser la crème anglaise de ma pensée, son ruban blond qui n’attendait que de s’étirer de nouveau vers mon palais, parce que je ne pouvais en reprendre maintenant, car, au-delà de tout : je suis bien élevé, au lait frais et entier, pas au carton UHT. J’avais dû enfourner quatre plats en sept minutes et si je ne savoure pas durant mes huit heures je suis morne toute la journée, rugueux comme un dos de thon, et de surcroît ce qu’ils racontaient ne m’intéressait pas, absolument pas. Pas un pour relever la saveur d’un fruit, les tanins du vin, le velouté d’un plat. Bien entendu j’aurais pu agir comme un être grossier et d’une façon ou d’une autre leur dire de s’en aller, tout faire retomber comme un soufflé. Mais ce n’est pas dans ma manière. Ma mère qui fut veuve très jeune m’a inculqué les meilleurs principes. Ainsi, je ne parfume ma purée de carottes que de quelques feuilles de thym, pour la relever un peu, sans en gâter le fumet. Mais là, je n’avais qu’une seule envie : lécher la casserole restée sur la table de la cuisine, et dormir, le reste m’importait peu. Je n’avais pourtant pas tellement faim, ni sommeil, je pensais seulement à l’envie que j’en aurais le lendemain : voir mon doigt disparaître dans un petit monticule de vanille fondue que je lècherais avec délectation, renonçant à me brosser les dents, et ouvrir ma journée dans le souvenir de la gousse sur mes papilles qui me ferait vivre plus doux. Et puis mon éducation m’empêchait de simuler ces rots qui sont le moyen habituel des personnes ordinaires, celles qui recourent aux produits sous cellophane, jetés sans amour au fond d’un panier de supermarché, pour se débarrasser de la corvée repas, après une longue journée de labeur.
Et vous par-ci et vous par-là et les Big Mac, et le Coca, et ça et le reste. Le cheeseburger, le plat en carton, le soda en boîtes le restauroute, le maïs transgénique, le Capitaine Igloo (je déteste le poisson pané). Le samedi un hot-dog (je déteste les saucisses industrielles). Ah ! la quattro stagioni surgelée ! (à ce moment-là je détestais aussi l’Italie) et le prêt-à-manger qui ronflait et ronflait
Et vous, qu’en pensez-vous ? Et vous, et vous et vous Et Quick, et Pizza Hut, et Burger King (je déteste la monarchie entre deux tranches de pain mou). Et la lécithine partiellement hydrolysée, le sorbate de sodium, et les lipides, les pyrophosphates de calciums
Et cet ennui qui ressemblait tellement à une indigestion.

Aucun commentaire: