jeudi 11 septembre 2008

Etats d'âme d'un objet du quotidien: la fourchette en argent (Sandrine)






Madame est morte ce matin. Bien fait !

Je me souviens de notre première rencontre, le jour de ses noces, en avril 1963. C’était sa tante Gudule qui lui avait offert notre coffret. Madame n’avait jeté qu’un regard ennuyé à notre bel écrin tendu de damas rouge. Elle s’était contentée de s’exclamer « Oh, des couverts… », avant de rabattre le loquet doré du couvercle, puis de s’éloigner en sautillant vers la piste de danse et notre oubli. La garce ! Nos sorties seraient rares, je l’ai pressenti immédiatement, et peut-être même pas à heures fixes, à en juger par le genre négligé de la donzelle. Pourtant, nous étions jeunes, éclatantes, parées de nos godrons les plus élégants, un entrelacs de feuilles ciselées à la main, en bas du manche. J’étais première de rangée, à l’époque. Tireuse des couteaux, domina des cuillers, meneuse et maîtresse de la ménagère, tous les autres couverts m’obéissaient à la fourche, sans exception, y comrpis cette lourdaude de louche.

Au début, bien sûr, Madame prenait quelque plaisir à dresser une table digne de ses convives de choix quand elle recevait. Il fallait la voir, précieuse et ridicule, mettre sa vaisselle de porcelaine bien en face des verres à pied, plier avec art des serviettes assorties à la nappe qu’elle plaçait soigneusement au centre des assiettes, et nous disposer comme il se doit, à gauche, fourchon tourné vers le plateau de table. Toujours raide, attentive, consciente de ma charge, j’attendais parfois plus d’une heure avec mes sœurs que les invités ne délaissent leur apéritif et daignent prendre place pour le repas. Je me rappelle cette tension, à chaque fois, qui précédait le moment où je serais retournée d’un coup de poignet, par ce partenaire toujours changeant, que je découvrirais alors, sachant que ce serait lui qui me manierait durant tout le dîner et que je devrais docilement servir, sans même qu’il ne s’en aperçoive.

Un jour, je fus attribuée à un certain Edgar, veuf valétudinaire de Tante Gudule. Sa main cacochyme tremblait. Il peinait à me tenir horizontale. Que d’efforts pendant ce repas, pour garder sur mon fourchon ses mets instables, qui glissaient sans cesse entre mes dents, bien avant sa bouche ! Ma cadette, qui servait un bellâtre à notre droite, riait de mon abnégation crispée, de mes tentatives inutiles d’épargner à l’ergotant le déshonneur d’une tâche de gras sur sa chemise. Rit bien qui rit la dernière, elle me conta plus tard ses déboires, durant ce même repas, avec l’haleine de son dadais d’utilisateur, dont les dents fétides se déchaussaient un peu plus à chaque bouchée.

Il y eut aussi le « médianoche maudit », un souper qui tourna court par maladresse. Un couteau glissa de la main d’un cousin distrait et alla se ficher dans le tapis, éraflant une cuisse dans sa chute. La discussion qui s’ensuivit dans l’écrin, le soir, fut l’une des plus agitées de notre service commun. Il y allait de la distinction requise par nos fonctions d’argenterie.

De peu fréquents, les dîners organisés par Madame se firent rares au fil des années. Alors, on nous négligea encore davantage. Pour ses repas quotidiens, Madame nous préférait de vulgaires fourchettes en inox « tellement plus pratiques et qui passent au lave-vaisselle ». De toute façon, Madame n’a jamais été un cordon bleu et j’ai toujours estimé que ses rôtis de veau ne nous méritaient pas.

Cela fait plusieurs années maintenant que Madame ne nous a pas sortis de la ménagère. Cette promiscuité continue et notre désoeuvrement ont conduit à des disputes ouvertes entre nous, couverts, mais finalement, un silence indifférent s’est peu à peu installé dans l’écrin. Je ne parle plus à mes sœurs depuis bien longtemps. La louche ne s’attarde plus aux arguties d’antan. Les cuillers ont fini de jacasser. Les couteaux sont résignés. Cet isolement a d’ailleurs du bon : au moins, l’obscurité nous évite de nous émouvoir de nos manches en capilotade piqués de sombre, et nous faisons semblant d’ignorer nos dents ternies faute d’être astiquées.

Est-ce l’âge qui me rend cynique, ou la solitude ? Cela m’amuse presque de songer que, débutante, je rêvais de servir dans une maison à la hauteur de mon poinçon. J’aurais suivi, frissonnante, les discussions des grands esprits de ce monde, effleurant délicatement leurs dents des miennes. Une domestique à tablier aurait pris soin de nous plonger, chaque semaine, dans un bain de cendres et de jus de citron. Elle nous aurait caressées d’une étoffe de flanelle, se serait mirée dans notre éclat alors plus vif. Entre deux repas, la ménagère aurait reposé dans une haute armoire de noyer. Nous aurions aperçu, par la porte entrouverte, deux tableaux flamands, de grandes estampes d’après Boucher et toute une série de gravures de l’Emile et de La Nouvelle Héloïse par Moreau. Au lieu de cela, nous avons vieilli, le manche frotté quelquefois à coup de pomme de terre, ou plongées sans amour dans une eau tiédasse et savonneuse. De toute façon, Madame n’avait qu’un poster des « yéyés » accroché dans son salon.

J’ai dû m’interrompre quelques instants : la nièce de Madame s’est emparée de notre coffret. Enfin du mouvement, de la visite, de l’intérêt ! Elle soulève le couvercle, une lumière aveuglante s’engouffre dans l’écrin et met à mal nos efforts pour paraître plus fraîches. Il me semble que la nièce sourit, elle a l’air gentil. Elle s’adresse à une personne que je ne vois pas dans la pièce : « Regarde un peu ces couverts! Je ne savais même pas que Tatie avait ça ! C’est de l’argent, tu crois ? Beurk, il sont tout tâchés. Allez hop ! Balance-moi ces vieilleries! »


Sandrine

1 commentaire:

Cid Larsen a dit…

Et après ça on dit qu'il n'y a pas de coïncidence!

Bises du couteau, pas si résigné à son sort ma foi!