mercredi 2 février 2011

Transduction de la pomme de terre de Ponge (Sandrine)


L'original est ici.

Enfiler un bas

Enfiler un bas résille de bonne qualité est un plaisir de choix.
Entre le gras du pouce et la pointe de l’index tendu vers les autres doigts de la même main, l'on saisit — après l'avoir roulé — par l'un de ses élastiques ce rêche et fin tissu que l'on tire à soi pour le rapprocher de la chair appétissante du bout de sa jambe galbée.
L'opération facile laisse, quand on a réussi à la parfaire sans s'y reprendre à trop de fois, une impression de satisfaction indicible.
Le léger bruit que fait le tissu du collant est doux à l'oreille, et l'ajustement de la couture sur le gros orteil réjouissante.
Il semble, à reconnaître la perfection du pied gainé, sa différence, sa ressemblance, sa surprise — et la facilité de l'opération — que l'on ait accompli là quelque chose de juste, dès longtemps prévu et souhaité par la nature, que l'on a eu toutefois le mérite d'exaucer.

C'est pourquoi je n'en dirai pas plus, au risque de sembler me satisfaire d'un ouvrage trop simple. Il ne me fallait — en quelques phrases sans effort — qu’habiller mon sujet, en en contournant strictement la forme : la laissant intacte mais jolie, brillante et toute prête à subir comme à procurer les délices de sa consom­mation.
...Cet apprivoisement du bas par son enfilage au pied durant quelques secondes, c'est assez curieux (mais justement tandis que j'écris des résilles luisent— il est une heure du matin — sur le lit devant moi).

Il vaut mieux, m'a-t-on dit, que le pied soit verni, rouge : pas obligatoire mais c'est mieux.
Une sorte de vacarme se fait entendre, celui du sang qui bout. L’homme est en attente, au moins au comble de l’excitation. Il se déperd furieusement en vapeurs, bave, vrille aussitôt, pfutte, tsitte : enfin, très agité sur ces char­bons ardents.
Mes bas, épousant la peau, sont secoués de soubresauts, bousculés, injuriés, imprégnés jusqu'à la fibre.
Sans doute l’attente de l'homme n'est-elle pas à leur pro­pos, mais ils en supportent l'effet — et ne pouvant se déprendre de ce milieu, ils s'en trouvent profondément modifiés (j'allais écrire s'entrouvrent...).
Finalement, ils y sont laissés pour morts, ou du moins très fatigués. Si leur forme en réchappe (ce qui n'est pas toujours), ils sont devenus lâches, dociles. Toute élasticité a disparu de leur matière : on leur trouve bon goût.
Leur tissage s'est aussi rapidement différencié : il faut l'ôter (il n'est plus bon à rien), et le jeter à travers la pièce...
Reste cette chair malléable et savoureuse, — qui prête moins qu'à d'abord vivre, ensuite à philosopher.

In, « Tissus»

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