jeudi 18 décembre 2008

Le farcisseur de texte


Plus une phrase farcie qu'un véritable tir à la ligne. "Tirer à la ligne, c'est, pour un journaliste (ou un écrivain), "allonger la sauce", sans augmenter pour autant 'information : on digresse, on ajoute des adjectifs, on fait long là où on pourrait faire court. Pour qui est payé à la ligne, justement, l'intérêt économique saute aux yeux. L'exercice oulipien du tireur à la ligne est tout autre : il s'agit, en partant d'une phrase de départ A et d'une phrase d'arrivée B, d'insérer une phrase intermédiaire (ou plusieurs) autorisant une fiction plausible. * Variante : le farcisseur de texte, où, à partir d'une phrase initiale, il faut construire un récit de plus en plus ample en ajoutant des mots, des ponctuations entre les mots, en respectant l'ordre des mots, si possible en altérant le sens. Dieu est amour Dieu, cet enfant est un amour Nom de Dieu! Cet enfant est un démon, mon amour!
Abrégé de littérature potentielle, Mille et une nuits, p 60.



Tireur à la ligne N°1 :
C : Pourquoi tant de haine ?
S : Elle demande pourquoi tu refuses avec tant d'obstination de voir sa haine.

A : Elle pense et se demande pourquoi rester ? Partir ? Où ? Tu refuses avec tant d'obstination, qu'elle abdique ... reste et se morfond de se voir si faible. Son inconsistance réveille sa haine pour elle et pour les autres.



Tireur à la ligne N°2 :
S : C'est un trou de verdure où chante une rivière.
A : C'est facile. On fait un trou. On met de la verdure. Là où la hulotte chante, on plante des troènes. Au loin une rivière artificielle finit le décor.

C : Pour faire un tableau qui décorera admirablement le restaurant "le mandarin", à côté des carpes géantes et des bouddhas souriants, c'est facile. On fait un trou dans une plaque de polypropylène teinté, on y met un système électrifié alternatif qui fera harmonieusement scintiller les LEDs prévues à cet effet. Elles simuleront, de leur chatoiement incandescent, la verdure et l'azur du yank-tsé-kiang (enfin, quand il resplendissait encore de verdure et d'azur). Là où nulle hulotte ne pourrait trouver la quiétude, les ondes se précipitent en une cascade qui chante Tanhausser en mandarin, et le grand ingénieur du monde, dans sa grande malice, plante un jardin d'éden, semé de pivoines, de dahlias délicats et d'incongrues haies de troënes et de tuyas. Au loin, une naïade en kimono secoue des rivières de perles noires (artificielles?), s'accompagne d'un
shamisen, instrument à trois cordes synthétique et finit ainsi, acostée par un improbable samouraï mélophobe, dans le décor.

Tireur à la ligne N°3 :

A : La Terre est bleue comme une orange.

C : Le chant de la Terre, interprété par la chorale de Châteauroux, est difficilement audible : la chef de chœur est bleue de peur, comme si elle craignait qu'on lui apporte pas une, mais des oranges en prison.

S : Le Berry était pour lui comme un chant intérieur en jachère. Son amour de la Terre natale lui avait été transmis par le vieux Jacques, un métayer et lointain parent dont le radotage sénile était souvent mal interprété. La plupart du temps, la voix du vieillard était sourde et râpeuse comme un champ avant le labour, mais parfois, sortaient de sa bouche une cascade de paroles résonnant comme une chorale. Jamais il n'avait retrouvé un tel attachement au pays chez les gens de Châteauroux. "Il est bien dommage, se lamentait-il, que pour eux, la poésie de l'araire reste difficilement audible... Seule la mère d'Alphonse - le chef de gendarmerie avec qui il avait été enfant de chœur - est sensible à la mélodie de la fenaison, à la lumière bleue des bocages." Il aimait la douceur simple de la vieille, qui ne n'éprouvait ni de mépris pour le chaulage, ni de peur du croquant. Un peu comme si elle aussi avait grandi dans la boue et craignait qu'on ne lui reconnût pas d'autres racines que citadines. "Le frais du ruisseau m'apporte plus de calme que le tricot, riait-elle quelquefois. Pas de doute." Elle se comparait à une rate née dans le béton mais amoureuse des champs. "Toi et moi, sans les marécages orange, sans les oiseaux dans les arbres, nous nous sentons comme en prison, lui avait-elle dit un jour. Mon gendarme de fils, lui, ne comprend pas ces choses-là." Puis elle avait souri, pensive.

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