dimanche 31 août 2008

Etats d'âme d'un objet du quotidien : le couteau à manche de nacre


Cécile.

Etats d’âme du couteau à manche de nacre.


Je le sens, ma fin est proche. Je n’ai plus d’amis à qui me confier, je suis le veuf, l’inconsolé, au fil aboli. J’ai peur du noir. J’ai peur de demain. Je suis contraint de me mêler à la plèbe, au commun, au vulgaire, je me heurte aux pires individus.

Il y a peu, j’étais adoré. Avec tendresse, elle me lustrait, me lavait de ses blanches mains, me frottait d’un fin coton d’Egypte, enfin me rangeait délicatement dans un coffret armorié, caparaçonné de velours incarnat.

Las ! J’ai petit à petit subi les affronts du lave-vaisselle ; elle fut prise d’une tocade pour une ménagère vulgaire, si pratique, armée de plastique coloré, au manche fleuri. Garantie lave-vaisselle. Et puis quoi ? Faire ami, dans ce troisième cercle de l’enfer, celui de l’eau chaude et grasse, de la tablette granuleuse violemment dissoute, du séchage brutal à la vapeur brûlante, avec ces dindes de cuillères, ces petits coqs arrogants de couteaux au tranchant mal aiguisé…. Mal aiguisé… Je ne suis plus aiguisé du tout ! Confiné aujourd’hui dans un obscur tiroir de buffet, les compagnons témoins de notre ancien lustre ont disparu dans quelque vide grenier. Mes amis, notre maîtresse est morte, et moi, je ne me sens pas très bien.

J’étouffe dans ce tiroir. Je le sais bien, ma nacre est ternie, l’acier de ma lame est émoussé, je ne sentirai plus sur mon fil la caresse du fusil. Je ne serai plus choyé, placé amoureusement à droite des rondes assiettes de Sèvres, délicieusement distinguées.

Je ne frémirai plus d’excitation sous la main ferme et chaude, qui m’empoignait afin de détailler la belle tranche de côte de bœuf, la fine part de gigot de Pâques, la poularde farcie de Noël. Je le sais, on n’admirera plus ma découpe précise, quasi parfaite , de l’entrecôte.

De ce tiroir moisi je suis prisonnier. Ma dernière sortie fut épouvantable, j’en ai encore un frisson à faire se décoller la nacre.

Une petite main ouvrit le tiroir, se glissa à tâtons, m’empoigna, et tout en regrettant que je ne fusse pas un Opinel, ou mieux encore, un couteau suisse, me déroba, nourrie des pires intentions. Je devinai à la moiteur de ladite main, les mauvaises intentions du comploteur. Se servir de moi pour forcer une tirelire ! J'étais le couteau sous la gorge. Je devins le complice bien involontaire d’un larcin honteux, quoique enfantin. Je fus abandonné à l’office, devant le panier de légumes, moi, un couteau de table, mêlé à ces rustiques ! Il faut dire que j’étais en piteux état. En faisant levier, le petit criminel a éprouvé mes derniers remparts, tout mon corps a résisté de son mieux, héroïquement je dois dire, mais les attaches ont bien failli céder. Il m'avait planté un couteau dans le dos. La colle, longtemps assaillie par les affronts du lave-vaisselle, n’a pas combattu plus avant la barbarie puérile, et ma nacre, j’en suis encore tout retourné, s’est décollée. Si peu ! Mais souffrir, c’est mourir un peu.

Ma seule maîtresse est morte, et ma lame constellée de points de rouille porte le Soleil noir de la Mélancolie. Je sais bien que deux fois on ne traverse pas l’Achéron ; une fois j’ai résisté. Désormais j’attends. L’Achéron est ici bordé d’immondices, c’est à la poubelle que je vais terminer. Dans la nuit du tiroir, nul ne me console.

Je suis le veuf, l’inconsolé, au fil aboli.

2 commentaires:

Cid Larsen a dit…

c'est super ! intelligent, drôle, incisif et ... tranchant !
Plein de références littéraires , clin d'oeil , bref, un bonheur à lire !

Cid Larsen a dit…

Retour de fourchette: joli! Effectivement, nos couverts ont quelques préoccupations communes. Ils partagent aussi ce ton arrogant des lustres décatis. Vraiment amusant!