dimanche 16 janvier 2011

Transduction de "La pomme de terre", de Ponge (Cécile)

Prendre un train.

Prendre un train bondé muni d’un billet est un supplice de choix.
Entre le guichet borgne et la pointe du quai 18, guidé par les autres passagers de la même farine, l'on saisit — après l'avoir chiffonné — par l’un de ses yeux creux ce rêche et fin papier que l'on tire à soi pour le détacher de la chair orange du composteur.
L'opération facile laisse, quand on a réussi à la parfaire sans s'y reprendre à trop de fois, une impression de satisfaction indicible.
Le léger grésillement que font les billets en se compostant est doux à l'oreille, et la découverte du quai affiché deux minutes avant le départ du train réjouissante.
Il semble, à reconnaître la perfection du voyage nu, sans embûche, sa différence, sa ressemblance, — et la facilité de l'opération — que l'on ait accompli là quelque chose de juste, dès longtemps prévu et souhaité par la SNCF, que l'on a eu toutefois le mérite d'exaucer.

C'est pourquoi je n'en dirai pas plus, au risque de sembler me satisfaire d'un voyage trop simple. Il ne me fallait — en quelques pas sans effort — que monter dans le wagon, en en contournant strictement la règle : laisser vacante la voiture 17, brillante mais bondée, choisir la voiture de tête, enfreindre le règlement des réservations.
...Cet apprivoisement du voyage en train par son placement dans un wagon bondé durant de heures, c'est assez curieux (mais justement tandis que j'écris des passagers se disputent une place assise — il est dix-neuf heures trente — dans l’allée centrale devant moi).

Il vaut mieux, dit la direction de la SNCF, que le train soit bondé, surbooké : pas obligatoire mais c'est mieux.
Une sorte de vacarme se fait entendre, celui des passagers mécontents. Ils sont en colère, au moins au comble de l'exaspération. Ils se répandent furieusement en commentaires, râlent, pestent aussitôt, merde, fait chier : enfin, très agités, avec ou sans abonnements.
Les contrôleurs, plongés là-dedans, sont secoués de lazzis, bousculés, injuriés, imprégnés de violence jusqu’à la casquette.

Sans doute la colère des usagers n'est-elle pas à leur pro­pos, mais ils en supportent l'effet — et ne pouvant se sortir de ce milieu, ils s'en vont profondément mortifiés (j'allais écrire s’en font...).
Finalement, tous sont laissés pour morts, ou du moins très fatigués. Si leur uniforme en réchappe (ce qui n'est pas toujours), ils sont devenus mous, dociles. Toute autorité a disparu de leur costume gris : on les trouve bonne pâte.
Les passagers se sont aussi rapidement différencié : il faut résilier son abonnement (il n'est plus bon à rien), et le jeter aux ordures...
Reste cette institution nationale et historique, — qui prête moins qu'à d'abord vivre, ensuite à philosopher.

In, « Wagons »

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