lundi 24 mars 2014

LA PETITE CUILLERE (Estelle)



Contrainte : raconter une histoire du point de vue d’un objet.


Lundi : Je suis une petite cuillère à manche orange à pois blanc.
Et ce qui me calme ce sont les deux bains de mousse quotidiens que Mme Martin me donne car sa machine à laver est tombée en panne après avoir inondé le voisin du dessous.
Je flotte sous une écume blanche, scintillante et tiède.
Au fond de l’eau je discute avec les couverts mais j’évite les couteaux, ce sont de vieux dragueurs.
Je désire rester vierge et célibataire.
Lorsque l’on me rince et m’essuie, je reflète le nez proéminent de ma maîtresse, qui se mire en moi avant de me tremper rêveusement dans sa tasse à café.
Mardi : Elle oublie toujours de m’utiliser avec l’assiette à dessert orange à pois blancs et je me retrouve posée  près de l’assiette blanche à fleurs désuète de sa trisaïeule. Je n’ai rien à faire avec cette assiette ébréchée, pétard elle me fait suer l’ancienne ! Qu’elle retourne dans sa brocante !
Mercredi : je me suis fait une nouvelle relation, une petite cuillère à manche rose trouvée dans l’escalier.
Elle appartient au voisin du dessous.
Il fait la fête certaines nuits - lorsqu’il n’est pas inondé - et les basses nous empêchent de dormir. Du coup on n’a pas rendu ma copine à ce veau, « il n’a qu’à pas gueuler comme un veau », dit Mme Martin, « je ne lui rendrai pas sa cuillère ».
On discute dans le tiroir au milieu de la poussière et des miettes de pain.
Jeudi : Rémi m’a emmenée en pique-nique avec sa classe et la compote. La compote, une pote un peu molle est morte en fin d’après-midi dans la poubelle du square cernée par les moucherons, près d’une immonde pissotière.
Au moment de partir, Rémi m’a oubliée dans l’herbe, un limaçon a rampé sur ma robe orange en bavant et écumant.
Heureusement Carolina a lancé « elle est à qui cette cuillère verte à pois blancs ? (elle est daltonienne) » alors Rémi et un CE1 ont crié en même temps « à moi ! ».
Ils m’ont saisie chacun d’une côté et que je te tire et que je te pousse et m’ont cassée en deux.

Vendredi : Le père de Rémi m’a recollée et interdit de me tremper dans le pot de « cette cochonnerie de Nutella » avant  trois jours.
Samedi : Je trône sur le plan de travail debout dans un verre et on me fiche enfin la paix. Toutes mes copines subissent les assauts des couteaux dans le tiroir. Ceux-ci ont renoncé à sauter les fourchettes car elles ne se laissent par faire avec leurs cinq dents (environ, je ne sais pas compter). Les cuillères jeunes et graciles sont une proie facile pour ces imbéciles. Parfois les grosses cuillères en argent de l’aïeule interviennent pour nous protéger et leurs donnent un coup de boule. La louche s’y met aussi et laissez-moi vous dire que lorsqu’il y a de la soupe au menu, les violeurs se tiennent à carreau sur la nappe à carreaux.
Dimanche : J’ai regagné le tiroir et je sens bien à la façon qu’ont les autres de se ranger dos à moi, que je suis handicapée, ou au fait que Mme martin ne me sort plus lorsqu’elle a des invités. Le couteau à beurre a un manche sculpté en forme de grappe de raisin couvert d’une feuille de vigne, il est voluptueux de se frotter à lui. Il est toujours propre car ici on coupe le beurre avec un couteau lambda qui passe alors sa journée poisseux - bien fait - ça fait suer Mme Martin de récurer les couteaux. Je ne lui lâche plus la grappe au petit couteau à beurre étincelant qui m’accepte telle que je suis.


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